mercredi 28 janvier 2015

Mordred de Justine Niogret



De cette auteure, je peux me targuer d'avoir lu tous ses romans, de l'exceptionnel Chien du Heaume, en passant par l'étrange Gueule de Truie, sans oublier le très bon Mordre le bouclier et le très intelligent et touchant Coeur de rouille.


J'aime depuis le début l'écriture ciselée, poétique et sombre d'une femme qui sait aller au fond des choses, avec beaucoup de sensibilité mais aussi beaucoup de noirceur et quelquefois de cruauté.

Mordred ne fait pas exception, le ton est cru, frappant et allant droit au but comme dans Chien Du Heaume.

De Mordred, dans la légende arthurienne, on ne connait que son côté obscur, celui qui trahit Arthur et le tua. Loin de souscrire à cette histoire, Justine Niogret nous présente un personnage, un chevalier, qui alité suite à une blessure au dos qui le fait atrocement souffrir, replonge dans son passé, son enfance, sa formation de chevalier et ses batailles, ainsi que ses liens étranges mais forts avec son oncle-père Arthur, nous entraînant à la suite.

Rien ou presque de la geste d'Arthur dans ce roman, point de Viviane ou de Merlin, ni de Lancelot, à peine un bref passage éclair de Guenièvre, pas  de référence au Graal .... On se trouve dans un règne en bout de souffle, Arthur a vieilli, il est malade, proche de la mort,  il fait de courtes apparitions, lui, mais toujours du point de vue de Mordred dont le geste de "trahison" prend alors tout son sens.


En réalité tout est entièrement centré sur ce dernier et son lit de douleur .... Tout le roman se tient dans cette introspection que se livre cet homme secret et silencieux, peu lié aux autres, si ce n'est à sa mère Morgause dont il a hérité l'amour et la connaissance des plantes et le respect de la nature ..... sa mère qu'il n'a jamais revu depuis son départ en selle avec Arthur qui l'amène vers son destin de chevalier. Un homme rongé aussi par cette espèce d'être malsain, Polik qui s'accroche à lui, déversant son venin, symbolisant tout ce qui est souffrance et regret en lui.


Justine Niogret, une fois de plus, nous offre tout un artifice de son style terriblement cru et réaliste. Comme on l'avait déjà compris dans Chien du Heaume, c'est le véritable Moyen Age qu'elle nous offre et non celui enjolivé par les exploits des chevaliers qui estompe la noirceur d'un monde à l'obscurantisme redoutable. Et les mots percent comme des flèches, atteignant le lecteur aussi brutalement que la lance dans le dos de Mordred que l'on sent nous aussi percer le cuir du troussequin avant de s'enfoncer dans la chair tendre du corps.

Ce corps décrit ainsi comme une enveloppe fragile et dégénérée, capable de vous mettre plus bas que terre

"Et Mordred lui aussi se rendit compte qu'il se sentait trahi par cette douleur qui le rongeait, cette tristesse de la chair, il haïssait d'avoir compris enfin ce que disaient les prêtres à propos de la viande du corps, à peine allouée quelques instants à l'humain ; promise à la mort, à la déchéance ; à peine sortie du ventre, elle pourrissait déjà. Sac de viande abritant les pensées, l'espace d'un lent battement de coeur. Rien. Le corps ne servait à rien. On le pensait, on le croyait en imbécile ; on le trouvait beau, agréable, on osait s'en vanter, le voir en vaisseau porteur de joie, et un jour il cassait, et il se révélait vain et creux autant qu'une conque, qu'un cor de guerre ; seul le souffle l'anime, et sa structure n'est rien qu'un cadavre."


Si l'auteure ne fait qu'à peine référence aux personnages clé de la légende arthurienne, c'est pour mieux centrer son propos sur son unique personnage. On n'a le droit qu'à très peu de description de lieu (sauf des endroits naturels de l'enfance de Mordred, vécus comme un rêve magnificié encore plus par son mal ressenti), tout tourne autour de Mordred, de ses pensées, de ses rêves, de ses souvenirs et ses douleurs. On ne peut en réchapper, on subit comme lui les affres de ses tourments, au point que j'en suis arrivée à craindre chaque ligne qui décrirait encore et encore ses terribles douleurs. J'en avais mal rien qu'en les lisant. (Ne parlons même pas de l'opération, j'en tremblais d'avance avant de respirer de soulagement en me rendant compte qu'il en sentirait presque rien).

Et paradoxalement, elle y oppose toute l' enfance poétique, belle et sereine d'un petit garçon qui vit en harmonie avec la nature. Une nostalgie qui permet de reprendre son souffle et de gagner un peu de répit avant de replonger dans la souffrance et la solitude.


En même temps, Justine Niogret a cette fabuleuse capacité de savoir mettre les mots exacts sur la vie, sur les êtres humains, sur ce qu'ils sont réellement, même s'ils se cachent et feignent. Elle les passe au crible et les fait se révéler :


"On se moque les uns des autres. Les êtres ont une telle envie, un tel besoin de marcher sur les doigts de ceux qui les accompagnent dans ce petit monde, de les pincer pour se voir leur faire mal. Se sentir fort."


"De même, il se tenait les épaules lourdes, et il faudrait encore des années à Mordred pour comprendre qu'on porte avec soi une part de sa vie, des choses dont on ne sait se débarrasser ; et même lorsqu'on y parvient, on soutient le poids du travail accompli, et du deuil, et des quêtes perdues et du mal qu'on l'on a fait sans le vouloir."


"Parfois, on note ces bêtes comme gigantesques, énormes, des baleines vautrées sur la terre. Peut-être le monde a-t-il besoin de géants pour se faire encore peur. Peut-être a-t-il oublié les vents coulis des portes en hivers, et les rats pourrissant les sacs de grain, et la morve au nez qu'on ne parvient pas à soigne, et le coeur qui cogne quand on doit courir, et le poignet cassé qui ne se remet jamais tout à fait. Le cheval qui boite, qu'il faudra tuer avant qu'il ne souffre trop, et la mercenaire sur le chemin, qui cherche encore la guerre. Ces petites choses qui rendent la vie terrible, ces riens qui terrorisent, encore et encore. Peut-être leur faut-il des montagnes terribles, maintenant, des éclatements de lumière pour entendre la peine et le risque."


C'est exactement pour cela aussi que j'aime ce qu'écrit Justine Niogret, car sa justesse des mots me va droit au coeur. Mordred est encore un très bon cru, que je ne mets certes pas à la hauteur de Chien du Heaume, mais juste derrière. A lire, c'est du très bon !



Ailleurs


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9 commentaires:

  1. L'abstraction totale de tout ce qui n'est pas Mordred et uniquement lui m'a quand même un brin dérangé.
    Je sais bien que Justine Niogret a toujours orienté ses écrits sur les personnages plutôt que sur les "scénarios", mais il restait une ambiance qui jouait beaucoup sur l'appréciation que j'avais de ses romans (je continue de penser que "Chien du heaume" est une merveille et que "Mordre le bouclier" n'en est pas loin).
    Sur "Mordred", le concept est poussé à l'extrême, un peu trop pour moi du coup...

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    1. Oui je me souviens avoir lu ceci chez toi, c'est vrai que c'est très très centrée, vraiment à huit clôt. Je suis d'accord avec toi pour Chien du Heaume, c'est un véritable chef d'oeuvre, après même si j'ai énormément aimé Mordre le bouclier, je crois que Mordred est un petit cran juste au dessus ^^

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  2. Il est dans ma liseuse, faut vraiment que je pense à le lire un de ces 4 !

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  3. Les nombreux avis positifs donnent envie, mais je le redoute un peu ce livre! Peut-être si je le revois à la bibli un jour où je n'ai pas déjà les bras chargés... :)

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    1. SI tu n'as jamais lu Justine Niogret tente avec Chien du Heaume il est exceptionnel. Et tu rentreras ainsi dans son style d'écrit.

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  4. Un bon livre très bien écrit. Pas un coup de coeur pour moi mais un bon moment de lecture.

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    1. Pas un coup de coeur non plus, il ne vaut pas Chien du Heaume mais un excellent livre effectivement.

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  5. Ce livre est dans ma Wishlist car je ne connais pas très bien ce personnage. Je l'ai rencontré pour la première fous dans "faucon de mai" de Bradshaw (il s'appelle alors Gwalchmai).

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