mardi 11 septembre 2012

La Vallée de l'éternel retour d'Ursula Le Guin

"Que ressent donc le savant obstiné lorsque les touffes d'herbes informes et les fossés imprécis sous les chardons et les broussailles commencent à prendre forme et à se dessiner : ici, c'était le rempart extérieur - ici la porte - là, le grenier à blé ! Nous allons creuser ici, puis ici, et ensuite je veux jeter un coup d'oeil à cette protubérance au flanc de la colline ... 
Quelle gloire immense ils savourent quand glisse entre leurs doigts, avec la terre tamisée, un disque mince qui, nettoyé d'un coup de pouce, révèle, frappé dans le bronze fragile, le dieu cornu ! Comme je leur envie leurs pelles, leurs tamis et leurs mètres à ruban, tous leurs outils et leurs mains savantes et expertes qui se ferment sur leur trouvaille ! Pas pour longtemps ; ils la donneront au musée, bien sûr ; mais ils l'ont tenue un instant entre leur doigts."

Voilà ce que doivent ressentir ces ethnologues du passé lorsqu'ils reconstituent villages, temples ou colonnes, enterrés ou brisés par le temps ..... Sauf qu'Ursula Le Guin n'est pas une ethnologue comme ceux-ci ... elle, elle construit l'avenir ... une ethnologie du futur. Et pour cela elle se doit de tout imaginer, à partir de rien ou presque. Là une ville entre les ruisseaux, là-bas un pont qui les enjambe, plus loin des bâtiments sacrés et le lieu de danse .....
"Je peux marcher dans la folle avoine et les chardons, entre les maisons du petit bourg que je cherchais, Sinshan. Je peux traverser la Charnière et déboucher sur le lieu de danse. Là, non loin de l'endroit où  se dresse maintenant ce chêne de la vallée, se trouvera l'Obsidienne, au nord-est ; l'Argile bleue tout près, creusée dans le flanc de la colline, au nord-ouest ; plus près de moi, vers le centre, Serpentine des Quatre Directions ; puis les deux Adobes dans une courbe en bas vers le ruisseau, sur-est, sud-ouest."

La Vallée de l'éternel retour est un extraordinaire recueil sur la vie d'un peuple, les Kesh, qui vivent dans une Vallée, dans un futur lointain, après de multiples désastres (dont on ne sait que peu de choses), dans une Californie qui est devenue une île. A travers l'histoire de Roche Qui Raconte, Ursula Le Guin nous présente le mode de vie des habitants de la Vallée. 
Mais elle ne se contente pas de raconter une histoire, elle décrit tous les us et coutumes des Kesh à travers des poèmes, des chants, des pièces de théâtre, des contes, des histoires et des dictons mais aussi leur médecine, leurs traditions, leurs danses et instruments, et puis leurs maisons, la structure de leur société, à la fois proche et éloignée de la nôtre, leur vision de la mort, de l'amour et de la sexualité ,  les célébrations et les rites, les détails de leur alimentation (avec recette à l'appui) et de leur habillement.
C'est assez extraordinaire et je n'ai eu cesse de me demander, au cours de ma lecture, où elle avait été inventer toute cette richesse en la présentant comme une véritable découverte ethnologique.
Dans ses autres récits, je pense notamment aux Chroniques de l'Ouest, Ursula Le Guin a inventé des sociétés très structurées, des personnages qui vivent en harmonie avec la nature, qui respectent les animaux.
Cependant, avec ce roman-là, elle est allée le plus loin possible, une invention totale de la vie d'un peuple avec tout ce qui en découle.

Si le roman démarre avec l'histoire de Roche Qui Raconte, enfant Kesh née d'une mère de Sinshan et d'un père Condor, une tribu lointaine et guerrière, celle-ci n'occupera en fait qu'environ deux cent pages sur les quelques cinq cents que contiennent le livre. Et Le Guin a structuré très intelligemment son récit en entrecoupant le récit de Roche Qui Raconte, de poèmes, contes et autres histoires.
Du coup si l'on reste sur sa faim en voyant cette indication "La seconde partie de l'histoire de Roche Qui Raconte commence p.179", on ne peut qu'avoir envie de découvrir les autres thèmes abordés dans le roman.
J'avoue avoir beaucoup hésité, à savoir foncer sur la page 179 pour découvrir la suite de l'histoire immédiatement mais voilà tout le génie d'Ursula Le Guin, si elle avait d'abord raconté l'histoire en entier pour présenter ensuite les moeurs et coutumes des Kesh, pas sûre que je n'aurais pas refermé le livre avant d'en arriver là.

Alors qu'avec sa stratégie de lecture, elle amène à tout lire, et au fur et à mesure tout découvrir. C'est d'une telle richesse qu'il est difficile de résumer en quelques lignes :  en plus des contes, chants et autres, il y a des cartes, schémas et dessins, le tout souligné par l'écriture extraordinaire de cette auteure de talent. 
Si j'ai beaucoup accroché à son récit de Roche Qui Raconte, c'est pour un coup moins pour son écriture que pour l'intérêt généré par cette histoire, non que je démente juste ce que j'ai affirmé avant sur son talent, mais tout simplement parce que pour la première fois dans un de ces récits, je n'ai pas eu la sensation habituelle de la plume qui glissait au cours d'un ruisseau que l'on emprunte en s'y laissant glisser doucement. Il subsiste un peu plus de recul face à ses personnages, tout simplement parce qu'elle est dans un mode de description et qu'il n'y a pas là seulement récit.
C'est la seule différence au niveau de l'écriture avec ses autres romans car tout se lit parfaitement et merveilleusement bien, avec toujours une grande qualité littéraire.

Le peuple Kesh semble être un mélange de nos peuples d'aujourd'hui et des légendes amérindiennes, mais étrangement s'il y a eu cataclysme et si le monde s'est reconstruit autrement d'une manière plus proche de la nature (respect de l'animal que l'on tue, célébrations en fonction du cours de la vie), avec un rythme plus lent, une société moins malade que la notre, l'électricité et l'informatique (sous forme de l'Echange qui fait penser à Internet) existent toujours ... et les machines de guerre aussi, les tanks refont leur apparition chez le peuple Condor, dans sa frénésie de lutte et destruction, les avions ensuite.
Ainsi même en recommençant, le peuple humain réinvente les technologies d'aujourd'hui, y compris les pires des pires.

Un roman néanmoins rempli de leçons de sagesse, de moralité, d'approches différentes de la vie, de danses de la nature (de la Lune, du Soleil), d'histoires d'animaux qui parlent (notamment le Coyote qui est un animal récurrent dans les récits, ainsi que l'ours), de la maladie et de la mort. Avec quelques mots crus de temps à autres (comme "le con" "baiser" "chier") qui à vrai dire, je ne sais pas si c'était l'intention de l'auteure, détonnent si parfaitement avec son style irréprochable que ça en était presque vulgaire et choquant.

En conclusion, je ne peux que conseiller ce roman incroyable, riche et original, pas toujours facile à lire (de par la profusion de ses informations et l'abondance de ses références :  elle est allée jusqu'à créer un véritable langage avec alphabet et phonétique à l'appui) mais tellement bien narré et passionnant, ne serais-ce pour avoir inventé un tel peuple. Décidément, Ursula Le Guin ne cessera jamais de me surprendre et de m'enchanter.
Je rajoute aussi que la couverture, le papier de l'édition, la couleur des lettres contribuent à faire de cet ouvrage le chef d'oeuvre qu'il est.

Merci à Tigger Lilly pour ce cadeau d'anniversaire.

Ailleurs

8 commentaires:

  1. Arf j'en rêve de celui-là. Je vais l'encadrer en rouge sur ma liste au papa Noël (je devais le faire l'an dernier mais sa sortie a été trop retardée...)

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    1. Ce sera un beau cadeau de Noël, déjà rien que le livre en lui même est très beau ^^

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  2. Un livre-concept !
    Je ne sais pas si j'arriverai à adhérer totalement au parti pris (on dirait presque plus un manuel de présentation de jeu de rôle...), mais en tout cas, pour l'avoir feuilleté, c'est un superbe objet !
    Je suis quand même curieux...

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    1. Ah je n'aurais pas pensé à la présentation de jeu de rôle, lol. C'est un superbe objet effectivement et son contenu n'est vraiment pas décevant, à condition d'aimer lire un ouvrage qui sort des normes au niveau du récit.

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  3. C'est cool que ça t'ai plu. Décidément tu es une fan inconditionnelle de Ursula Le Guin. Ca a l'air vraiment très spécial ^^

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    1. Oui c'est très spécial, c'est très différent de tous ses autres romans. Eh oui suis fan de Le Guin, lol

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  4. C'est vrai, comme le dit Lilly, il a l'air spécial, et du coup, j'ai peur, même si j'ai beaucoup aimé les romans de Le Guin que j'ai lu, de ne pas trop apprécier celui ci.

    Je le garde néanmoins en mémoire, mais je ne sais pas si je franchirai le pas ! Mais malgré tout, il est quand même intriguant !

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    1. Il est de toute façon différent de ses autres romans, de manière générale je n'ai lu que de bonnes critiques dessus mais il n'est pas forcément aisé à lire.

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