mercredi 30 janvier 2013

La fille automate de Paolo Bacigalupi

"Anderson fait tourner le fruit dans sa main, l'étudie. Cela ressemble plus à une anémone de mer au ton criard, ou à un poisson-globe étrangement velu, qu'à un fruit. Des vrilles grossières saillent de toute part, lui chatouillent la paume. La peau du fruit a la couleur de la rouille vésiculeuse mais, quand il le renifle, il ne flaire aucune odeur de pourriture. Il semble parfaitement sain, malgré son apparence.
[...] Les longues vrilles du fruit lui chatouillent la paume, le mettant au défi de reconnaître son origine. Un nouveau succès thaï dans le piratage génétique, de même que les tomates, les aubergines et les piments qui débordent des étals avoisinants. Comme si les prophéties grahamites se réalisaient. Comme si saint François lui-même se retournait dans sa tombe, agité, se préparant à traverser le monde avec le trésor des calories historiques perdues."

La Thaïlande dans un futur post apocalyptique du XXIè siècle, au lendemain de la montée des océans (il faut contenir les grandes eaux à l'aide de digues) , après le grand krach énergétique -exit le pétrole et l'électricité, désormais il faut pédaler pour faire fonctionner un ordinateur ou se servir de piles AR à ressort ou d'animaux modifiés génétiquement pour mettre en route machines ou armes - et les ravages de pestes génétiquement modifiées (la cibiscose ou la rouille vésiculaire qui ont éradiqué animaux, plantes et humains) .... Des sociétés productrices de calories dirigent désormais le monde et pourtant ce pays asiatique semble résister depuis toujours en ayant gardé précieusement des semences naturelles lui permettant de produire encore fruits et légumes complètement sains et résistants aux pestes.

C'est dans ce pays que vont se jouer conflits d'intérêts, guerres de pouvoirs et survies personnelles.
Paolo Bacigalupi va nous faire suivre la destinée de plusieurs personnages comme Anderson cadre d'une société calorique nommée AgriGen qui tente de mettre la main sur le secret de la perfection des semences thaïlandaises ;  Jaidee le Tigre travaillant pour le ministère de l'Environnement, capitaine des chemises blanches lesquels terrorisent les habitants, son second Kanya, celle qui ne sait pas sourire ; Hock Seng le contremaître japonnais (les Yellow Card, méprisés et dédaignés par les Thaïs) qui a tout perdu mais tente de se reconstruire ; et Emiko jeune femme automate programmée pour obéir et qui, placée dans un bordel comme objet sexuel, va servir les fantasmes d'hommes méprisables ....
Tous ces individus luttent soit pour leur survie, soit pour le pouvoir. Ils sont détestables à bien des égards, niant le droit d'autrui ou leur vie pour parvenir à leurs fins, chacun à leur manière car étant tour à tour bourreaux ou victimes ... pourtant si on en arrive à les critiquer, on ne parvient pas à les détester, pour la raison énoncée peu avant. Ce sont des humains tentant tout simplement de s'en sortir et la survie ne passe pas par la bonté ni l'altruisme ....

Il y a quelque chose de profondément terrible et atroce dans cette vision futuriste, ce monde profondément modifié et en perdition .... le déni de l'humanité avant tout, qui est symbolisé par le traitement fait à Emiko qui, bien que fille automate, ressent sensations et sentiments mais pourtant parce qu'elle n'est qu'une automate, subira humiliations et sévices.  Alors bien évidement, je parle de déni de l'humanité en faisant référence à une automate, pas tout à fait humaine ..... et pourtant les autres humains, dans ce monde de "marche ou crève" ne sont pas tellement mieux considérés : les japonais que l'on méprise, les miséreux dont on brûle les ghettos, ces passants que l'on passe à tabac parce qu'ils ont osé protester. C'est un monde de survie où le plus faible  n'a aucune chance, s'il ne meurt pas de faim, il sera atteint de maladie, ou méprisé ou encore mis à mort tout simplement ....Quant au plus fort, il suffit qu'il baisse un peu les armes pour qu'il passe de l'autre côté de la barrière .... l'auteur montre aucune pitié pour ses personnages.

La fille automate .... un roman qui aura mis à rude épreuve ma résolution 2013 d'accepter que certains livres ne sont pas faits pour moi ....  non que je ne l'ai pas apprécié .... Bien qu'ayant eu du mal à entrer dedans, une fois prise dans le récit, j'ai vraiment accroché, d'autant plus que plus on avance dans le récit, plus les choses se mettent en place et prennent une tournure inattendue, les dernières pages se lisant dans un rythme haletant à l'affut de la prochaine action. C'est un très bon livre, bien écrit (sans être de la grande littérature néanmoins, le style est surtout incisif, allant à l'essentiel de manière dure et réaliste, conforme aux protagonistes de ce fait), aux personnages plus que marqués .... Cependant il m'a paru terriblement difficile : pour comprendre les tenants et aboutissants, saisir le rôle de chaque personnage, comprendre les enjeux économiques et politiques, j'ai du m'accrocher rudement et c'est un côté qui forcément m'a pesée. J'ai horreur de me voir mise en échec par un livre tout simplement parce que je déteste -on peut le comprendre - me sentir idiote face à une lecture que tout le monde semble saisir sans soucis, sauf moi .....
Grand moment de solitude ....

En dehors de ce constat, ce premier roman dense recèle bien des qualités qui lui ont permis d'obtenir somme de prix comme le Prix Locus 2010, sans oublier le Prix Plante SF des blogueurs 2013.
Un roman que je conseille aussi fortement pour la puissance de son récit et son originalité.

Extrait
Les chemises blanches arrachent l'homme de son vélo. Ses bras s'agitent en tombant. La bague de son pouce brille dans le soleil avant de disparaître sous un groupe d'uniformes blancs. Des matraques d'ébènes se lèvent et retombent. Du sang les recouvre.
Un hurlement de chien déchire la rue.

Ailleurs pour des chroniques plus abouties que la mienne

Pour en savoir plus
Une interview de Paolo, réalisée par Gromovar, c'est ici.

Livre lu dans le cadre du Prix Une autre Terre qui sera remis aux Imaginales 2013.

6 commentaires:

  1. Alors là, je ne pourrai me prononcer étant rentré très facilement dans cet univers... Mais bon des lectures difficiles j'en ai déjà croisé.

    L'essentiel c'est qu'il ai réussi à te plaire, non ?

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  2. Bah ça arrive à tout le monde de passer à côté d'un livre que tout le monde adore. Je le lirais probablement un jour, peut-être, on comparera nos avis alors ^^

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  3. Ne t'inquiète pas Endea, j'ai aussi eu du mal avec le côté aride du bouquin au début. Il a nécessité un temps d'adaptation : il n'est pas très facile d'accès. tu as bien fait de t'accrocher en tout cas. c'est un livre qu'il ne faut pas abandonner avant la fin sous peine de passer vraiment à côté.

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  4. Ah mais on est bien d'accord : c'est un livre délicat à aborder !...
    Mais si on s'accroche, on découvre toutes les qualités de ce superbe roman : une vision originale et pourtant terriblement réaliste de notre avenir, une absence de manichéisme, un pays trop rarement visité dans le paysage SF, etc...
    Bravo pour ta persévérance !

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  5. Je plussoie mon confrère et ma consoeur : le livre n'est pas facile de lecture. Plutôt le genre de lecture qu'on savoure lentement que l'on dévore goulûment. Mais il laisse un gout tenace en bouche après. Bon après ça goûte un peu la fin du monde, c'est pas forcément très agréable :D

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  6. Un roman exigeant, je suis assez d'accord. Beaucoup de néologismes, un décorum exotique, futuriste hallucinant et des rapports aux biotech, sans parler des exprès en différentes langues que l'on y trouve. Cela demande du temps mais cela concourt à créer l'atmosphère générale qui elle-même sert l'aventure et la réflexion. Un grand livre pour moi. Même si je comprends qu'il t'ai rebuté par instant. Il y a de quoi.

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