Au moment du grut traditionnel, Véhir, mi-homme, mi-cochon : un grogne, révolté de voir sa bien aimée livrée à cette cérémonie rituelle de reproduction, rompt ses attaches avec sa communauté et s'enfuit. Il est désormais un paria, sans défenses face aux nombreux prédateurs qui rodent : hurles, grondes et autres miaules et glapes. Après sa rencontre avec Jarit il décide de partir en quête des dieux humains .... C'est en compagnie de Tia, une hurle en exil, qu'il va accomplir ce long chemin.
Je ne savais pas bien à quoi m'attendre avec ce roman de Bordage. J'ai toujours eu un peu de mal à entrer dans ces récits car c'est un auteur relativement froid et il est très difficile de s'attacher à ses personnages, de prime abord encore plus lorsqu'il s'agit d'être mi-hommes, mi-animaux, dans un univers totalement atypique.
Et c'est justement par ceci que j'ai été charmée. Un monde dans lequel ces êtres là s'enfoncent dans la régression animale, régi par un clergé qui a dicté des lois de l'Humpur très précises.
Il y a les communautés agricoles, les bêles, les mêles et ces grognes qui servent de nourriture aux clans prédateurs, dont les unions sont punissables de la mort : un monde de castes figées que Véhir, tout inférieur, pue-la-merde, inculte, qu'il est, va faire voler en éclat.
C'est une quête de l'impossible : comment une proie peut-elle survivre parmi des prédateurs, donc même ceux qui l'accompagnent ne peuvent résister à l'attrait de sa chair dodue ? Car ces être là sont englués dans leur patrimoine génétique, leur nature, leur instinct.
" La loi des clans, les tabous de l'Humpur, tous ces spectres
s'étaient relevés d'un passé tellement lointain qu'il en paraissait
mort, et leur agitation frénétique, leurs grincements effrayants avaient
rentré en elle ses aspirations profondes, ses désirs d'épanchement.
C'étaient sans doute ces mêmes spectres qui, davantage que la faim,
l'avaient poussée à ripailler le grogne sous le promontoire rocheux. Ils
se terraient dans ses besoins physiologiques pour l'enfermer dans sa
nature de prédatrice."
Ce monde là régi par la religion fait bien entendu penser à ces années noires de la domination de l'Eglise au Moyen Age où les Inquisiteurs chassaient les hérétiques, une société complètement figée, où chacun a sa place et la garde : les grognes paysans et les hurles seigneurs, les seconds n'ayant que peu de considération pour les premiers.Un monde dans lequel le faible reste dans sa position de faible et est empêché par tous les moyens de progresser : il y a même un côté révoltant dans le fait de traiter ces grognes comme des moins que rien, de la viande sur pattes -alors qu'ils parlent et ressentent - , juste parce que dans cette société ils représentent les proies, qui ne sont bonnes qu'à cultiver et à se vautrer dans la bauge. D'autant plus dur que dans leur propre clan, il y a les gavards, ces cochons que l'on castre dès leur plus jeune âge pour les engraisser et ensuite les vendre aux clans prédateurs, devenus si gros qu'ils ne réagissent plus lorsqu'on vient les chercher : cela a un côté triste et pathétique.
Et ce qui est frappant aussi dans le roman de Bordage, c'est que les tabous sont tellement bien ancrés dans cette société qu'on les ressent aussi en tant que lecteur et que du coup cela induit presque du dégoût lorsque Véhir et Tia semblent ressentir de l'attirance l'un envers l'autre, c'est qu'il a tellement présenté Véhir comme un animal lourdaud, mou et gros, qu'on a forcément du mal à l'investir et à le voir autrement.
Et là où se situe la grande qualité des Fables de l'Humpur, c'est que tout le combat qu'il va mener auprès des autres, se mène aussi auprès des lecteurs, nous obligeant à nous attacher à lui et surtout à le considérer autrement. Je crois que c'est au moment de son sacrifice consenti auprès de ses amis que mon regard a changé sur lui, parce que d'un côté il acceptait sa condition de proie après s'être révolté contre cet état de fait, et que c'est ainsi qu'il force le respect et qu'ensuite on ne peut que le reconnaître comme un personnage très fort. Il en est devenu plus humain qu'animal.
J'ai vraiment eu cette sensation de découvrir un livre à l'abord difficile ouis peu à peu je suis entrée dedans en même temps que Véhir parcourait sa découverte de lui-même et se révélait. Rien que pour cela, il m'a beaucoup plu. Sans compter qu'il est vraiment original : cette régression dans l'animalité qui nous pousse à se demander sans cesse : mais que s'est-il passé ? pourquoi les humains ont-ils disparu ? y a-t-il eu un cataclysme au cours duquel les espèces auraient régressé mais comment en arriver à des êtres mi-hommes, mi-animaux ?
Du coup la quête de Véhir prend un autre sens à nos yeux aussi : on veut savoir, on veut des réponses à nos questions. Qu'on reçoit, sans déception, voire même avec une bonne surprise, j'ai particulièrement apprécié la fin de la quête et tout ce qu'elle induit.
Pierre Bordage a utilisé aussi un langage particulier, inspiré du Moyen Age : il faut des fois réfléchir un peu pour tout saisir mais avec le sens, cela va tout seul. Chaque chapitre suit une fable de l'Humpur, avec une morale, inspirée des Fables de la Fontaine.
Vraiment un roman de très grande qualité que j'ai parcouru avec beaucoup de plaisir.
Extraits
" Ce n'est pas parce que les uns ripaillent les autres que les uns sont supérieures aux autres, répliqué Ssofal. Un ordre invisible gouverne le monde, où les faibles ne sont pas toujours ceux qu'on croit. Si tu t'arrêtes à ce que voient tes yeux, à ce qu'entendent tes oreilles, à ce que flaire ton museau, à ce que touchent tes mains, à ce que goûte ta langue, tu ne vaux guère mieux qu'un mouchalot."
On dit que les kroaz sont les pires des êtres vivants.
Quant à moi, je crois que leur haine vient
de ces temps-là très anciens où ils vécurent dans le mépris.
Ce matin-là, un grand freux se pose devant un cousin roux
qui dépiautait un bouquin sur la rive d'un lac.
"Tu te comportes comme un animal" dit le kroaz.
Apeuré, le glape lève le bouquin :
"Ma foi, seur kroaz, la nature m'a ainsi fait
que je précie la chair des lièvres et des autres gibiers.
- Ce que je proclame, dit le kroaz,
c'est que l'animal est ce qu'il y a de plus noble en toi.
- Les animaux ne parlent pas ni ne pensent, seur.
- Eh bien, cesse de parler, cesse de penser,
et tu retourneras au paradis des origines."
Et le kroaz se s'envoler,
laissant perplexe notre cousin roux.
Quel est le meilleur en soi, l'animal ou le penseur ?
C'est selon l'intérêt du moment.
Les fabliaux de l'Humpur.
Ailleurs
un de mes livres préférés de la vie !!!
RépondreSupprimerAhh c'est un avis enthousiaste ça ^^
SupprimerContente que tu aies aimé, il est superbe ce bouquin !
RépondreSupprimerOui il est très surprenant :)
SupprimerCa fait longtemps que j'hésitais à me le prendre, il faudra que je franchisse le pas.
RépondreSupprimerOui il vaut franchement le coup :)
SupprimerSi je dois un jour me remettre à Bordage, ce sera celui-là que je lirai.
RépondreSupprimerBonne idée.
SupprimerBon, exactement pareil que pour le Pern, je ne lis pas ton article, puisque je compte très prochainement le lire :P J'aurai de la lecture à rattraper par ici dis moi ^^
RépondreSupprimerOui tout à fait :-) J espère que tu apprécieras
SupprimerJe l'ai terminé il y a quelques jours, et il était franchement bien !
RépondreSupprimerPar contre, quand tu parles des tabous, moi au contraire, ça ne me choquait pas que Tia et Vehir aient une attirance l'un pour l'autre. Au contraire, je voulais qu'il se passe quelque chose, pour justement éclater ce tabou !
En tout cas, vraiment un superbe livre, dont il est assez difficile de parler (je le dis en connaissance de cause, j'essaie de terminer mon article :D).
Contente que tu aies aimé ^^
SupprimerEn fait le tabou était vraiment là parce que l'auteur a tout fait pour que cela paraisse tel quel, en tout cas j'étais tellement dedans que je l'ai cru moi, xD
Et du coup, une fois explosé ce tabou, ce fut une véritable délivrance et du bonheur.
Il est vrai qu'il n'est pas facile à chroniquer par contre.