vendredi 14 juin 2013

La grammaire est une chanson douce de Eirk Orsenna

"Tout le monde dit et répète "Je t'aime". Il faut faire attention aux mots. Ne pas les répéter à tout bout de champ. Ni les employer à tort et à travers, les uns pour les autres, en racontant des mensonges. Autrement, les mots s'usent. Et parfois, il est trop tard pour les sauver."

Cela commence dans un Collège, Jeanne est en cours de français et écoute sa prof de français expliquer à la classe les fables de la Fontaine avec délectation, jusque ce que la Grande Inquisitrice des mots, autrement dit l'Inspectrice, vienne obliger la pauvre passionnée à suivre une petite semaine de soins pédagogiques.

Sitôt la sentence accomplie, les vacances commencent et Jeanne, ainsi que son frère, prennent la mer ... pour une traversée de l'Atlantique qui se solde par une épouvantable tempête ... Les deux enfants se retrouvent alors naufragés sur une île, mystérieusement privés de parole .... leurs mots ont été dérobés par l'ouragan.
Heureusement Monsieur Henri et son neveu vont les aider à les retrouver.
Mais attention le danger les guette, Nécrole, le gouverneur de l'archipel ne supporte pas leur passion pour les mots et ne songe qu'à réduire ces derniers qu'au strict minimum , juste le nécessaire ...

C'est marrant des fois la destinée des livres, le fait qu'ils soient lus ou relus à certains moments de notre vie. C'est en rentrant les résultats codés de nos 100 items (x 31 s'il vous plaît) des évaluations nationales avec ma collègue et en constatant lors du bilan que comme d'habitude, les exercices de grammaire faisaient partie de ceux les plus échoués, j'ai repensé (en réfléchissant à "comment allons nous encore tenter de trouver des solutions à cet éternel problème de gamins à qui on en demande 1 000 fois trop en primaire mais qu'il faut pourtant qu'ils accèdent à quelques notions ?") à ce livre que j'avais lu il y a plusieurs années.
J'ai eu envie de m'y replonger, dans une optique déjà de boulot et ensuite pour voir s'il me plairait toujours autant (à l'époque il m'avait enchantée).

La grammaire est une chanson douce est une excellente manière de réconcilier petits et grands avec les bases de la grammaire française .... mais comme l'indique le titre ... d'une façon douce .... Exit les méthodes barbares de l'Inspectrice lors de son stage de remise à niveau langagière :
"Le matin, on nous apprenait à découper la langue française en morceau. Et l'après-midi, on nous apprenait à dessécher ces morceaux découpés le matin, à leur retirer tout le sang, tout le suc, les muscles et la chair.
Le soir, il ne restait plus d'elle que des lambeaux racornis, de vieux filets de  poissons calcinés dont même les oiseaux ne voulaient pas tant ils étaient plats, durs et noirâtres."

Car les mots sont vivants, les mots en ont assez d'être prononcés à tort et à travers, sortant de bouches pas toujours ragoûtantes, baignés de salive pas toujours saine ... ils fuient, ils retrouvent leur liberté et il faut alors les apprivoiser à nouveau ... Mais ne pas les traiter n'importe comment ... Tel cette petite phrase "Je t'aime", couchée sur son lit d'hôpital,  reliée à un bocal plein de liquide, fatiguée, épuisée d'avoir été trop prononcée sans sincérité.

Pour retrouver l'accès à leurs mots, Jeanne et Thomas devront aussi apprendre à les utiliser correctement, d'où leur visite à la Ville des Mots qui va leur enseigner en douceur que les Noms forment une tribu très nombreuse et que les Articles, petit groupe, doivent marcher devant les Noms en agitant une petite clochette, "attention, le nom qui me suit est un masculin, attention, c'est un féminin !". Et puis les Noms peuvent choisir leurs Adjectifs pour les enjoliver, seulement il faut les appareiller, les marier pour qu'ils s'accordent ... Et ainsi de suite pour toutes les tribus des nature des mots ...

Ce petit roman est un véritable régal pour tous ceux  qui aiment les mots ... qui aiment les utiliser, qui aiment en essayer de nouveau, qui, même, sans être des férus de grammaire, aiment les prononcer, les écrire, les comprendre ... En tout cas , pour ma part, je vais tenter d'en faire une exploitation l'an prochain dans ma future classe, on ne sait jamais, peut-être que construire des boites à mots pour leur faire comprendre comment on peut les apparier, pourra donner quelque chose de positif ?

On parle de magie des livres sans cesse, parlons aussi de magie des mots ... Il y en aura toujours des réfractaires, mais si on peut en toucher quelques uns, ce sera pas si mal !
Un vrai petit bijou que ce livre.

Extrait
La maison, par exemple, ne supportait sans doute plus ses fantômes. En deux temps, trois mouvements, elle préféra soudain "historique". "Historique", "maison historique", vous vous rendez compte, pourquoi pas "royale" ou "impériale" ? Et le malheureux adjectif "hantée" se retrouvé seul à errer dans les rues, l'âme en peine, suppliant qu'on veuille bien le reprendre : "Personne ne veut de moi ? J'ajoute du mystère à qui me choisit : une forêt, quoi de plus banal qu'une forêt sans adjectif ? Avec "hantée", la moindre petite forêt sort de l'ordinaire ..."

Ailleurs 
L'archipel de Erik Orsenna
"Depuis toujours, j'aime de passion la grammaire, toutes les grammaires, toutes les grilles et tous les codes enfouis sous la poussière du temps.  Mais c'est la colère qui m'a poussé à écrire. Une colère de papa : je ne comprenais plus les questions posées en classe de français à mes enfants. Un jargon inconnu de moi leur était tombé sur la tête, comme par exemple la " focalisation omnisciente ". Pourquoi ces complications inutiles ? Les enfants de sixième ou de cinquième ne doivent pas être des linguistes ! Ils doivent seulement savoir lire et écrire. Et aussi apprendre à savourer la langue, à y trouver des surprises, des ravissements."
Combien je vous approuve Monsieur !!!

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