jeudi 28 février 2013

Super triste histoire d'amour de Gary Shteyngart

Lenny Abramov, fils d'immigrés russes, est ce qu'on peut appeler un original : il lit encore des livres papier et croit toujours aux relations humaines .... Difficile alors de se faire sa place dans un monde où tout fonctionne via les äppärät, sortes de téléphones portables futuristes dans lesquels sont compulsés toutes les données concernant chaque individu :

"LENNY ABRAMOV, New York, 10002 New York. Revenu moyen depuis cinq ans : 289 420 S indexés  sur le yuan, dans les 19% les plus élevés de la répartition des revenus américains. Tension artérielle actuelle 12,7. Groupe sanguin O. trente-neuf ans, durée de vie estimée à quatre-vins-trois ans (47 % de la durée de vie écoulée ; 53 % restants). Antécédents médicaux : taux de cholestérol élevé, dépression. Lieu de naissance : Flushing, 11367 New York. Père : Boris Abramov, né à Moscou, SaintePétroRussie ; mère : Galia Abramov,  née à Minsk, Etat vassal de Biélorussie. Antécédents médicaux familiaux : taux de cholestérol élevé, dépression. [...]
Profil du consommateur : hétérosexuel, antisportif, sans véhicule, antireligieux, non bipartisan. Préférences sexuelles : Asiatiques / Coréennes à faible niveau de performance et Américaines blanches / Irlandaises issues de milieux familiaux à faibles capitaux propres ; indicateur d'abus sexuels infantiles : activé ; indicateur de faible estime de soi : activé. Derniers achats : article Média relié, imprimé, anélectronique, 35 euros du Nord ..."

Sans compter que ces appareils BASent la personnalité, la masculinité (ou féminité), la Yuanibilité de chaque individu .... donc le jugent, gratuitement, sans condition !

Un monde aussi où la publicité règne en maître, où les Etats-Unis sont au  bord de l'effondrement économique : les "pauvres" pistés par les poteaux de Crédits, sont impitoyablement chassés ou refoulés dans des parcs, démunis de tout, idem pour les vieux qui sont déportés au gré des démolitions ou reconstructions. Oui car à 40 ans, on est un vieux crouton, il faut bien le dire !
C'est que la Société dans laquelle travaille Lenny propose à ses riches clients la prolongation de la vie via la régénération de leurs cellules. Un univers où chaque employé est noté publiquement et régulièrement sur ses bilans de santé et ses indicateurs de stress et d'humeur.
Mais voici que Lenny, au terme de son séjour d'un an en Italie, où il devait prospecter -sans réussite - pour son entreprise, rencontre Eunice Park une jeune Coréenne en perdition.

Entre les deux va se développer un amour aussi improbable qu'incertain .... raconté à la façon de chacun, Lenny au travers d'un journal intime et Eunice par des échanges via le GLOBADOS, sorte de mixte entre les mails et msn (enfin skype à présent) .... et la plupart du temps en complet décalage des ressentis et sentiments l'un envers l'autre .... Pour exemple, lorsque Lenny est certain d'avoir fait sensation auprès des parents d'Eunice, celle-ci dément le fait aussitôt dans ses communications avec sa meilleure amie ...

Tout le roman tourne en fait autour de ce décalage douloureux entre deux personnes qui tentent de s'aimer alors qu'elles ne sont absolument pas faites l'une pour l'autre .. Lenny passe pour un ringard minable, un homme peu sûr de lui, incapable de s'habiller, sensible et ouvert aux autres -ce qui est au final un sacré handicap dans ce monde -  tandis qu'Eunice est une jeune fille en recherche de ses sensations et de sa sexualité (au travers son habillement, reflet d'une apparence, sans consistance et de son langage limite vulgaire), impitoyable, en pleine rébellion avec ses parents, ne sachant pas ce qu'elle veut dans la vie .. une adolescence en manque de repères en somme.

Au travers de ce décalage est ciblée toute la communication de ce monde d'anticipation .... alors que tout le monde "communique" au travers leurs äppärät, jamais ils n'ont été à ce point incapables de nouer des relations les uns avec les autres ....
Jugements, médisances, critiques ... voici la nouvelle manière d'échanger.
De la même manière, l'auteur pointe du doigt tous les travers de la mise en public de la vie privée des gens via les réseaux de communication, ceci étant poussé à l'extrême dans Super triste histoire d'amour puisqu'on peut tout savoir désormais de chaque individu, de ses préférences sexuelles,  de sa lignée, de ses maladies, de son compte en banque, de ses lobbies, jusqu'à sa situation géographique. Cela donne froid dans le dos.

Le roman se construit en premier lieu sur la relation entre les deux protagonistes pour s'étendre ensuite à la situation déviante du pays, au travers la dégringolade économique qui amène les Etats Unis à être rachetés par d'autres, la révolte des sans abris à Central Park, qui met sur un second plan Lenny et Eunice mais surtout les sépare inexorablement. Ce qui donne une étrange sensation d'un récit figé au premier abord pour ensuite gagner de la vitesse mais sans pour autant apporter quelque chose de plus .. en fait malgré le côté actif des évènements, les relations restent tellement statiques qu'on a la sensation que si les corps bougent, les pensées restent schlérosées dans cette incapacité d'évolution.

Plus que Super Triste histoire d'amour, il aurait presque fallu nommer ce roman Super pathétique histoire d'amour, car vraiment c'est ce que j'ai ressenti, ces relations impossibles, ces personnages totalement pathétiques, en telle rupture de communication qu'on a mal pour eux. Cela m'a empêchée aussi de m'attacher aux personnages, ils sont relativement antipathiques en fait .... Lenny, tout brave,  et tourné vers les autres qu'il semble l'être, est en réalité faible, complètement replié sur son journal, sur ses propres soucis, sur son interrogation perpétuelle d'être aimé par les autres sans savoir, lui, faire un pas vers eux, alors qu'Eunice, derrière une certaine forme de culture et d'intelligence, est totalement superficielle, ne cherchant en premier lieu que son propre confort et son plaisir.

En fin de compte, les personnages les plus consistants et attachants sont ceux de deuxième ordre, la soeur d'Eunice ou même certains de ses amis (comme David le SDF). Ce qui n'empêche que l'auteur a parfaitement réussi à cerner la psychologie de ses personnages, il est parvenu à les rendre au point antagonistes qu'on y croit à fond et qu'on a envie de fuir à toutes jambes.

Voici en tout cas un roman d'anticipation qui nous plonge dans un monde presque pire qu'un bon cataclysme nucléaire ou autre ... un monde de sur-communication, devenu incapable d' échanger ... un monde où la pudeur et la vie privée n'existent plus, quelle horreur ... 
J'ai beaucoup pensé à la nouvelle de Neil Gaiman dans l'anthologie des Utopiales 2012 : Et pleurer comme Alexandre, à sa solution finale pour contrer les inventions qui font tant de mal au monde .... Et s'il était trop tard à présent pour reculer ? et si l'avenir nous réservait un univers tel que le décrit Gary Shteyngart ? un monde d'apparence où les sentiments réels ne comptent plus ?
Quelle tristesse ... c'est en tout cas mon ressenti de ce livre, qui malgré ses petites pointes d'humour, ne m'a guère fait sourire. Vraiment déprimant ...

Lu dans le cadre du Prix Une autre Terre.

Ailleurs

4 commentaires:

  1. Bizarrement, ça me donne vraiment envie de le lire, c'est un sujet que j'aime beaucoup...

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    1. Moi c'est un sujet qui me déprime profondément, je crains que les relations à l'avenir se résument à cette perception vue dans ce roman et franchement je suis déjà suffisamment déçue par ces relations virtuelles pour ne pas avoir envie de les vivre de manière plus poussée et permanente.

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  2. Ce qui m'a le plus fatiguée dans ce bouquin déprimant, c'est la focalisation de l'auteur sur ses personnages plutôt que sur la société dystopique qu'il a créé. Du coup c'était une lecture laborieuse puisque j'ai pris en grippe Lenny dès le début et que Eunice m'énervait par ses caprices et ses crises d'hystérie...

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    1. Oui ils ne sont pas sympathiques du tout comme personnages ^^
      Et c'est vrai que l'auteur a loupé un truc en zappant le côté environnemental de ses personnages, c'est très égocentrique comme roman, mais c'est aussi à l'image de beaucoup de relations vécues sur internet.

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